Fragments - soignante
Fragment 1 -
Je soigne.
- Tu soignes. C’est bien cela ?
Je prends soin.
Le matin, la nuit est encore là.
- Tu as assez dormi ?
Jamais assez, toujours trop.
Je roule à travers la campagne. Les fenêtres sont des étoiles de vie.
- Des étoiles de vie ?
Oui, des étoiles de vie. Derrière les fenêtres allumées dans l’obscurité de ces débuts de tournée, j’imagine la vie.
Leur lumière raconte l’histoire de l’adolescent qui, chocolat vite avaler, se prépare à prendre le bus, la Casio sur le devant du sac ; la mère qui allaite, visage pâle de fatigue et de solitude ; le mari qui rentre d’une nuit à l’usine ; les vieux réveillés trop tôt parce que couchés trop tôt, plus personne à qui parler et l’ennui qui guide la vie.
- Tu ne les connais pas. Pourquoi tu les imagines ?
J’y glisse de la douceur. Je me construis, je vis, j’avance grâce à l’autre.
Fragment 2 -
Ma main se pose sur la première porte. Le ballet des soins peut commencer.
- Le ballet. Tu danses quand tu soigne ?
D’une maison à l’autre, d’un pied, d’une main à l’autre ; à terre, se relever, prendre dans les bras et valser jusqu’au fauteuil ; mes doigts qui se lient, se délient sur les instruments, entre les phalanges des autres ; mon regard qui soutient, mon sourire qui virevolte. Les aiguilles manipulées avec agilité, les bassines remplies d’eau chaude mais pas trop, laver les peaux, les corps de ceux qui ne peuvent plus, qui ne savent plus ; les pansements déposés au creux du bras, au creux du coeur ; les cailloux ramassés pour délester ceux qui portent trop, qui portent tout.
- Et toi, c’est pas trop lourds tous ces cailloux dans tes poches ?
Si, souvent.
J’en garde toujours un au fond de ma poche, les autres je les dépose sur le papier.
J’attrape la main d’Arlette pour remplacer la vue qu’elle a perdue, j’offre un sourire à Camille.
- Et tu te sens reconnaissante.
Je pique, je panse, perfuse, m’approche, écoute, rattrape, ponctionne, recule, examine, accueille, soulage, soigne, prend soin. Et la main d’Arlette, et le sourire que m’offre Camille en retour.
Fragment 3 -
Il y a ce livre dans la bibliothèque, ce livre au bord duquel j’écris tes mots d’enfant. Tes mots comme des cailloux blancs dans mes journées. Mes poches regorgent de cailloux que je récolte chaque jour pour délester un peu ceux qui portent trop, qui portent tout. Je panse, prélève, lave les corps qui ne peuvent plus, perfuse -
Et ramasse des cailloux gris.
Et quand la nuit vient, et que je rentre lourde de ces cailloux, tu cours
et je t’attrape de ce dos meurtris.
Et puis plus rien, la douleur qui s’envole, un instant magique qui efface tout.
Et puis tes mots comme des cailloux blancs, légers, lumineux. Tes petits cailloux blancs qui font tomber des gros cailloux du fond de mes poches.
Mon coeur se craque, fissure, brûle de te voir courir cette Terre que chaque jour nous détruisons un peu plus. Ne tombe pas dans ces failles, ne te brûle pas. J’aimerais te protéger de tout ce noir qui se diffuse, t’envelopper d’une cape cousue de roses pêches, d’escargot, d’oies sauvages, de rivières qui chantent et de forêts qui respirent.
Alors ces cailloux gris sont si lourds qu’on prend la route de la mer.
Tu cours vers les vagues, vers les mouettes, te débarrasse de tes chaussures et plonge tes pieds nus dans le sable. On ramasse de minuscules coquillages jaunes, pour ta boîte à trésors. Et on rit, on saute ensemble dans les vagues si froides du Finistère. Je suis gelée, tu me dis alors que tu aimerais rester. La mer nous pousse vers les rochers pour réchauffer ton corps qui tremble. Je n’ai pas de cape à t’offrir, une serviette dans laquelle t’enrouler et mes bras pour t’envelopper. Le soleil décline, tu as remis ton pull dans l’heure dorée de cette fin d’été. Tu veux courir encore. Alors je lâche ta main pour t’envelopper de liberté. Parce que je sais, grâce à toi, que je peux te dire « je t’assure, il reste encore des merveilles ».
*
Ce troisième fragment est un texte écrit pendant un atelier d’écriture avec @alice_legendre_liber